jeudi 9 mai 2013

L'ignorance & Le principe de précaution !


Lorsque les connaissances manquent pour évaluer une proposition (ou apprécier la qualité d’une action), il semblerait judicieux de ne pas la juger et d’admettre que nous ne sommes pas en mesure, au moins temporairement, d’en apprécier la qualité.

Cependant, et donc de manière très surprenante, cet état d’ignorance est souvent utilisé comme un argument en faveur ou bien contre une proposition. L’appel à l’ignorance consiste à dire qu’une proposition est vraie puisque personne n’a pu démontrer qu’elle était fausse, ou bien qu’une proposition est fausse puisque personne n’a pu démontrer qu’elle était vraie. 

Illustrons nos propos par une mise en situation (déjà ancienne et bien connue). Faut-il autoriser ou interdire l’usage des organismes génétiquement modifié (OGM) dans l’agriculture en France ? 

Supposons que les connaissances sur les effets des OGM sur la santé (ou sur l’environnement) soient insignifiantes.

1. « Pourquoi alors s’acharner à interdire l’usage des OGM en France ? » disent certains.

2. D’autres utilisent le même argument pour promulguer une interdiction : « il est sage, puisque l’on ne sait pas quels sont les effets des OGM sur santé, de prendre des précautions et d’en interdire l’usage. »

L’ignorance est, dans les deux cas, mise en avant pour justifier deux actions contraires. Non seulement faire appel à l’ignorance manque de logique, mais parfois la vérité est travestie. Derrière les mots « On ne sait pas » se cachent des situations très différentes. Par exemple, des informations contradictoires sur les effets sur la santé de la consommation d’un produit autorisent un « On ne sait pas ». Mais, cet « on ne sait pas » est, par omission, trompeur. Il s’agit souvent d’un « on ne sait pas » dilemmatique. Lorsqu’on est confronté à des informations contradictoires ou une décision aux résultats incertains et contrastés, on dispose bien de connaissances, même si elles ne nous permettent pas de conclure. On sait, mais on ne sait pas vraiment à quoi s’en tenir. D’autres figures de style peuvent être également trompeuses ! Par exemple, « Qui peut nous dire aujourd’hui si le cannabis a vraiment des effets négatifs sur la santé ? Je ne connais personne qui peut nous le dire avec certitude… » ? Cette phrase indique tout simplement que le locuteur n’est pas bien informé sur le sujet. À l’évidence, il n’est pas une bonne source d’information sur ce sujet.

* *

Le principe de précaution consiste simplement à rappeler qu’en absence d’une information permettant d’apprécier le danger (gravité et probabilité) associé à un choix et dès lors qu’une forme de danger (possiblement important et irréversible) peut être logiquement suspectée, alors il convient de donner une préférence à la décision qui permet d’éviter ce danger. C’est là l’essence du principe de précaution. Et c'est plutôt une bonne chose !

Le principe de précaution a-t-il des limites ?

Le principe est souvent décrié par certains acteurs économiques parce qu’il s’oppose à l’innovation. Par exemple, si un produit innovant est suspecté par d’autres acteurs d’être porteur d’un danger, par exemple pour les personnes ou l’environnement, alors on peut demander l’application du principe de précaution. Un des problèmes réside dans la suspicion des dangers dont la recevabilité n’est aujourd’hui pas encadrée. À l’évidence, il est aisé de tout suspecter de tout ! Est-ce que la suspicion invoquée est bien légitime ? Suffit-il de dire que son chien est atteint de la rage pour pouvoir s’en débarrasser ? (Le législateur a été plus intelligent en encadrant la suspicion d’affection rabique, mais il est vrai que l’épidémiologie et les signes évocateurs de la rage sont maintenant bien connus.) Il ne s’agit pas là d’une limite au sens strict du principe de précaution, mais des limites que le principe de précaution impose aux développements innovants en raison même de sa nature.

De nos jours, on tend même à sacraliser ceux qui sont suspicieux en leur attribuant le charmant nom de « lanceur d’alerte. » Lancer une alerte est, a priori, plutôt une bonne chose. Encore faut-il que l’alerte possède une solide fondation ! Par exemple, il me semble judicieux que le danger que l’on suspecte soit clairement identifié. On ne peut se contenter d’un « c’est dangereux pour la nature ! ». Il faut dire pourquoi on considère cela comme dangereux. Ce danger doit aussi possiblement être réfuté, comme on peut réfuter une hypothèse scientifique ! Ici on pourrait demander aux lanceurs d’alerte quelles expérimentations ils conviendraient effectivement de réaliser pour s’assurer de la présence ou non du danger suspecté, de sa gravité et de sa probabilité. À ce stade, le principe de précaution ne s’appliquerait plus, puisque la société disposerait des données suffisantes pour éclairer sa décision.

Le principe de précaution semble imbattable dans des situations où des bénéfices modérés et incertains sont confrontés à des dangers possiblement importants en gravité ou en fréquence. Mais peut-on invoquer le principe de précaution lorsque l’alternative est d’une nature différente ?

Supposons que l’on soit confronté à la situation suivante. Un vaccin contre la grippe H12N25 (une variante de mon invention) est en cours de développement. Ses performances et son innocuité n’ont pas encore été testées. Faut-il vacciner la population ? Cette forme de grippe, considérée comme d’une grande contagiosité et particulièrement virulente, pourrait toucher la planète ! On devrait alors s’attendre, en absence d’une immunisation des populations, à des centaines de millions de morts. Ce danger est probable, mais il n’est pas avéré. Les spécialistes considèrent que le risque d’une épidémie de grippe H12N25 est d’une chance pour 100 millions. Il est donc très faible. Faut-il vacciner les populations ? Le vaccin que l’on pense sans danger peut cependant avoir des effets néfastes sur une partie de la population ! On peut invoquer le principe de précaution et l’appliquer ! (Chers lecteurs, que pensez-vous de cette option ?)

Supposons maintenant que l’on soit dans une situation différente. L’épidémie est déclarée. De nombreux pays sont touchés. La contagiosité est telle que chaque jour une personne contaminée est susceptible d’en contaminer 10 autres. Les mesures de contingentement ne sont pas efficaces. Une personne contaminée mourra dans 90 % des cas après des mois de souffrance. Elle restera contagieuse pendant des semaines. Seul le vaccin peut offrir une solution. Cette situation a-t-elle pour autant changé notre degré de connaissance sur les performances et l’innocuité du vaccin ? La réponse est, à l’évidence, NON ! En effet, l’existence d’une épidémie, aussi dangereuse soit-elle, n’apporte aucune connaissance supplémentaire sur les qualités du vaccin.

Restons en cohérence avec nous même. Si nous avons invoqué le principe de précaution dans le cas précédent, nous devons aussi l’invoquer dans le cas actuel, puisque notre connaissance concernant le risque associé à la vaccination n’a pas évolué entre les deux situations. Cependant, est-il approprié d’interdire un médicament qui peut sauver des vies, parce que l’on ne connait pas son innocuité, lorsqu’un grand nombre de vies sont effectivement en danger ? Il s’agit d’une limite du principe de précaution : il ne s’occupe pas des bénéfices, même s’ils sont incertains.

Autrement dit, le principe de précaution ne regarde que du côté des risques. Il omet le versant des bénéfices, que ceux-ci soient faibles ou importants, incertains ou certains. Implicitement, il demande aux décideurs de ne pas prendre en considération les bénéfices... même si les bénéfices potentiels consistent à sauver les millions de vies. Qui est prêt à accepter de mettre dans la balance des millions de vies ?

Finalement, on pourrait se demander si le législateur français a bien pris toutes ses précautions lorsqu’il a inscrit le principe de précaution dans la loi et dans les termes choisis. Et cela malgré les suggestions de deux éminentes personnalités qui avaient travaillé à la demande du premier ministre de l’époque sur le principe de précaution.

vendredi 26 avril 2013

C'est pas pareil !

Ces derniers jours, la polémique sur la loi d'amnistie des actes délictueux causés par les responsables syndicaux dans le cadre de leurs activités syndicales prend de l'ampleur. Pourquoi amnistier les uns et pas les autres ? Par exemple, des manifestants contre le mariage pour tous qui auraient commis également des actes délictueux dans le cadre de l'expression de leur opinion. Telle est la question posée ce matin à monsieur le maire de Paris, Bertrand Delanoë  sur France Inter par une journaliste (Pascale Clark). Une question intéressante ! 

Mais Madame, ce n'est pas pareil ! Telle a été la réponse de monsieur le maire de Paris.  

Un argument qui visiblement a laissé sans voix notre journaliste qui est à l'habitude plus pugnace! Compte tenu des effets observés sur cette journaliste, on doit considérer que l'argument est puissant ! 

Et alors ? En quoi deux dégradations identiques ne le seraient effectivement pas ? La nature d'une dégradation changerait-elle en fonction de son auteur ? Certes, on peut dévisser sur des différences, mais on doit également prendre en considération les similitudes.

L'argument employé par le maire de Paris est-il fallacieux ? En effet, il se contente d'énoncer une évidence. Entre deux faits similaires, il existe toujours deux différences. L'argument s'applique donc facilement. Ces différences peuvent, certes, être plus ou moins importantes. Et alors ! Ce que l'on veut savoir monsieur le maire, c'est pourquoi cette différence doit se traduire par un traitement dérogatoire dans un cas et pas dans l'autre. Énoncer une évidence, ce n'est donc pas argumenter. Même si cet énoncé en a la saveur et les effets ! 

Delanoë 1 - Clark 0 !

dimanche 13 janvier 2013

Risque, décision et démocratie.

Il s'agit d'une histoire déjà ancienne, mais qui à mon avis est toujours d'actualité. Aujourd'hui, elle s'incarne dans le débat sur les pilules contraceptives de troisième génération. Demain, elle s'incarnera possiblement dans une autre problématique. Pour moi, cette histoire est caractéristique des influences que l'on subit de l'environnement médiatique tous les jours et des possibilités que l'on a pour prendre du recul. 


Un matin de janvier 2008, sur les ondes d’une radio nationale bien connue, un journaliste évoque la censure dont l’un de ses reportages de télévision a récemment été victime. Selon lui, sous les pressions des dirigeants d’une grande entreprise fromagère française, son plaidoyer pour les fromages au lait cru a été partiellement occulté. Après nous avoir rappelé que les dirigeants de cette société sont d’ardents partisans des fromages au lait pasteurisé, et cela essentiellement pour des raisons de sécurité alimentaire – c’est-à-dire en raison des moindres risques sanitaires qu’ils sont susceptibles de faire courir aux consommateurs –, il nous présente l’argument clef en faveur des fromages au lait cru, celui qui a été censuré : si l’on considère la contamination par les listérias, deux tiers des fromages contaminés sont des fromages au lait pasteurisé. Uniquement un tiers des fromages contaminés par des listérias sont des fromages au lait cru. D’après le journaliste, il s’agit là de l’argument-choc que sa rédaction, soumise aux pressions d’un grand groupe laitier, a censuré. 

Ma première réaction est simple. Voici typiquement le cas d'une ingérence indue d'un groupe industriel dans la sphère médiatique et un affront à la démocratie. La presse est muselée, les lanceurs d'alertes sont remisés, etc. De qui se moque-t-on ? Et en plus, c'est une atteinte au patrimoine national, puisqu'il s'agit des fromages au lait crus que l'on cherche à assassiner.... et très probablement, derrière cette manœuvre sournoise se cache un intérêt inavoué... celui de faire disparaître des petits producteurs... qui veulent assurer dans notre beau pays la conservation d'admirable saveur. Autant dire que mon sang n'a fait qu'un tour et je me suis promis à moi-même de ne plus acheter les fromages de cette entreprise-là.

Et puis... avec le temps l'émotion est retombée, la vigilance a augmenté, et l'analyse a pris le pas sur l'émotion. 

En faisant abstraction du contexte (censure), l’élément central de l'argumentation est :

Il y a deux fois plus de fromages pasteurisés contaminés par les listérias que de fromages au lait cru contaminés par les listérias. Autrement dit, si un nombre, par exemple 100, de fromages au lait cru contiennent des listérias, alors 200 fromages au lait pasteurisé contiennent des listérias. Cela nous donne l’impression que l’on court un risque deux fois plus important de consommer un fromage contaminé par des listérias en consommant un fromage au lait pasteurisé que si l’on consomme un fromage au lait cru.

Considérons que le danger associé à un fromage contaminé par une listéria est grave et plaçons-nous dans la peau d'un consommateur qui doit faire un choix entre acheter des fromages au lait cru et des fromages au lait pasteurisé. La question pertinente est alors de savoir lequel des deux types de consommation est le plus risqué. Est-il plus risqué de consommer des fromages au lait pasteurisé que de consommer des fromages au lait cru ?

Mais ici nous ne disposons pas de toutes les informations nécessaires pour nous forger une décision. Nous devons faire quatre hypothèses à partir d'un premier constat.

En effet, il convient de constater que la statistique mentionnée est issue des données des analyses bactériologiques que la législation impose aux entreprises agroalimentaires. Cette statistique porte donc sur des tests réalisés dans les laboratoires de microbiologie alimentaires sur des échantillons de produits.

  • Première hypothèse : supposons que les fromages analysés par un laboratoire de contrôle soient en proportion de ceux commercialisés. Prenons une valeur hypothétique : un fromage est analysé pour 1000 fromages commercialisés.
  • Seconde hypothèse : supposons que ce taux d’échantillonnage soit équivalent entre les deux types de fromages.
  • Troisième hypothèse : supposons que les fromages commercialisés soient dans une proportion de p. Par exemple, 9/10 des fromages commercialisés sont des fromages au lait pasteurisé.
  • Quatrième hypothèse : supposons que l'on détecte des listérias dans x % fromages au lait pasteurisé, par exemple dans 2 sur 10 000.

Si 9/10 des fromages commercialisés sont des fromages au lait pasteurisé.


Si 10.000 fromages sont analysés par an en France

· 1000 fromages au lait cru sont donc analysés
· 9000 fromages au lait pasteurisé sont donc analysés
Si sur ces 10.000 fromages analysés
  • 3 contiennent des listérias, alors il s'agit de 
    • 2 fromages au lait pasteurisé
    • 1 fromage au lait cru
L’énoncé est vérifié, il y a deux fois plus de fromages contaminés au lait pasteurisé que de fromages contaminés au lait cru.

Mais on observe que 2 fromages au lait pasteurisé sur 9000 sont contaminés et que 1 fromage au lait cru sur 1000 est contaminé.


Autrement dit, on a 4,5 fois plus de chance – ici de malchance -- en consommant un fromage au lait cru de tomber sur un fromage contaminé par les listérias que si l’on consomme un fromage au lait pasteurisé. Comme le taux d'échantillonnage est le même pour les deux types de fromages (hypothèse 2), alors le risque relatif est similaire entre les fromages analysés et les fromages commercialisés.



Le calcul est le suivant.

R(P) = 2 /9000 est le taux de contamination des fromages au lait pasteurisé analysés. R(C) = 1/1000 est le taux équivalent pour les fromages au lait cru.
Donc : R(C) / R(P) = 9/2.

Comme le taux de prélèvement est similaire entre les deux populations, alors le risque relatif mesuré dans le laboratoire est très proche de celui auquel le consommateur est confronté.

Avec une proportion de 9,99 /10.

Si sur 10.000 fromages analysés
  • 10 sont des fromages au lait cru
  • 9 990 sont des fromages au lait pasteurisé
Si sur ces 10.000 fromages analysés
  • 3 contiennent des listérias
    • 2 fromages au lait pasteurisé
    • 1 fromage au lait cru
Dans ce cas-là, on court un risque de plus de 4000 fois plus important de tomber sur un fromage contaminé si l’on consomme un fromage au lait cru que si l’on consomme un fromage au lait pasteurisé !

Au-delà de cela, cette histoire nous confirme encore une fois qu'une information peut-être à la fois véridique et trompeuse. Elle l'est dans l'interprétation que l'on tire pour nous à la place de celle que nous devrions obtenir de notre analyse. Mais pour cela, il faut être formé. Nos amis allemands disposent d'un centre de recherche dont l'objectif principal est de favoriser la démocratie éclairée en permettant à tous les citoyens allemands de mieux interpréter les statistiques que l'on nous présente maintenant de manière quasi permanente lors que évoque le risque. Mais, ce centre de recherche a, également pour objectif de nous aider, nous les consommateurs, à prendre des décisions individuelles optimales, comme celle d'acheter des fromages au lait cru ou au lait pasteurisé en toute liberté et connaissance de cause. En France, on préférera probablement faire des lois visant à protéger le consommateur plutôt que de lui donner les capacités de faire des choix d'une manière éclairée... C'est peut-être le signe que nos hommes politiques ne croient plus à nos capacités d'intelligence.