dimanche 13 janvier 2013

Risque, décision et démocratie.

Il s'agit d'une histoire déjà ancienne, mais qui à mon avis est toujours d'actualité. Aujourd'hui, elle s'incarne dans le débat sur les pilules contraceptives de troisième génération. Demain, elle s'incarnera possiblement dans une autre problématique. Pour moi, cette histoire est caractéristique des influences que l'on subit de l'environnement médiatique tous les jours et des possibilités que l'on a pour prendre du recul. 


Un matin de janvier 2008, sur les ondes d’une radio nationale bien connue, un journaliste évoque la censure dont l’un de ses reportages de télévision a récemment été victime. Selon lui, sous les pressions des dirigeants d’une grande entreprise fromagère française, son plaidoyer pour les fromages au lait cru a été partiellement occulté. Après nous avoir rappelé que les dirigeants de cette société sont d’ardents partisans des fromages au lait pasteurisé, et cela essentiellement pour des raisons de sécurité alimentaire – c’est-à-dire en raison des moindres risques sanitaires qu’ils sont susceptibles de faire courir aux consommateurs –, il nous présente l’argument clef en faveur des fromages au lait cru, celui qui a été censuré : si l’on considère la contamination par les listérias, deux tiers des fromages contaminés sont des fromages au lait pasteurisé. Uniquement un tiers des fromages contaminés par des listérias sont des fromages au lait cru. D’après le journaliste, il s’agit là de l’argument-choc que sa rédaction, soumise aux pressions d’un grand groupe laitier, a censuré. 

Ma première réaction est simple. Voici typiquement le cas d'une ingérence indue d'un groupe industriel dans la sphère médiatique et un affront à la démocratie. La presse est muselée, les lanceurs d'alertes sont remisés, etc. De qui se moque-t-on ? Et en plus, c'est une atteinte au patrimoine national, puisqu'il s'agit des fromages au lait crus que l'on cherche à assassiner.... et très probablement, derrière cette manœuvre sournoise se cache un intérêt inavoué... celui de faire disparaître des petits producteurs... qui veulent assurer dans notre beau pays la conservation d'admirable saveur. Autant dire que mon sang n'a fait qu'un tour et je me suis promis à moi-même de ne plus acheter les fromages de cette entreprise-là.

Et puis... avec le temps l'émotion est retombée, la vigilance a augmenté, et l'analyse a pris le pas sur l'émotion. 

En faisant abstraction du contexte (censure), l’élément central de l'argumentation est :

Il y a deux fois plus de fromages pasteurisés contaminés par les listérias que de fromages au lait cru contaminés par les listérias. Autrement dit, si un nombre, par exemple 100, de fromages au lait cru contiennent des listérias, alors 200 fromages au lait pasteurisé contiennent des listérias. Cela nous donne l’impression que l’on court un risque deux fois plus important de consommer un fromage contaminé par des listérias en consommant un fromage au lait pasteurisé que si l’on consomme un fromage au lait cru.

Considérons que le danger associé à un fromage contaminé par une listéria est grave et plaçons-nous dans la peau d'un consommateur qui doit faire un choix entre acheter des fromages au lait cru et des fromages au lait pasteurisé. La question pertinente est alors de savoir lequel des deux types de consommation est le plus risqué. Est-il plus risqué de consommer des fromages au lait pasteurisé que de consommer des fromages au lait cru ?

Mais ici nous ne disposons pas de toutes les informations nécessaires pour nous forger une décision. Nous devons faire quatre hypothèses à partir d'un premier constat.

En effet, il convient de constater que la statistique mentionnée est issue des données des analyses bactériologiques que la législation impose aux entreprises agroalimentaires. Cette statistique porte donc sur des tests réalisés dans les laboratoires de microbiologie alimentaires sur des échantillons de produits.

  • Première hypothèse : supposons que les fromages analysés par un laboratoire de contrôle soient en proportion de ceux commercialisés. Prenons une valeur hypothétique : un fromage est analysé pour 1000 fromages commercialisés.
  • Seconde hypothèse : supposons que ce taux d’échantillonnage soit équivalent entre les deux types de fromages.
  • Troisième hypothèse : supposons que les fromages commercialisés soient dans une proportion de p. Par exemple, 9/10 des fromages commercialisés sont des fromages au lait pasteurisé.
  • Quatrième hypothèse : supposons que l'on détecte des listérias dans x % fromages au lait pasteurisé, par exemple dans 2 sur 10 000.

Si 9/10 des fromages commercialisés sont des fromages au lait pasteurisé.


Si 10.000 fromages sont analysés par an en France

· 1000 fromages au lait cru sont donc analysés
· 9000 fromages au lait pasteurisé sont donc analysés
Si sur ces 10.000 fromages analysés
  • 3 contiennent des listérias, alors il s'agit de 
    • 2 fromages au lait pasteurisé
    • 1 fromage au lait cru
L’énoncé est vérifié, il y a deux fois plus de fromages contaminés au lait pasteurisé que de fromages contaminés au lait cru.

Mais on observe que 2 fromages au lait pasteurisé sur 9000 sont contaminés et que 1 fromage au lait cru sur 1000 est contaminé.


Autrement dit, on a 4,5 fois plus de chance – ici de malchance -- en consommant un fromage au lait cru de tomber sur un fromage contaminé par les listérias que si l’on consomme un fromage au lait pasteurisé. Comme le taux d'échantillonnage est le même pour les deux types de fromages (hypothèse 2), alors le risque relatif est similaire entre les fromages analysés et les fromages commercialisés.



Le calcul est le suivant.

R(P) = 2 /9000 est le taux de contamination des fromages au lait pasteurisé analysés. R(C) = 1/1000 est le taux équivalent pour les fromages au lait cru.
Donc : R(C) / R(P) = 9/2.

Comme le taux de prélèvement est similaire entre les deux populations, alors le risque relatif mesuré dans le laboratoire est très proche de celui auquel le consommateur est confronté.

Avec une proportion de 9,99 /10.

Si sur 10.000 fromages analysés
  • 10 sont des fromages au lait cru
  • 9 990 sont des fromages au lait pasteurisé
Si sur ces 10.000 fromages analysés
  • 3 contiennent des listérias
    • 2 fromages au lait pasteurisé
    • 1 fromage au lait cru
Dans ce cas-là, on court un risque de plus de 4000 fois plus important de tomber sur un fromage contaminé si l’on consomme un fromage au lait cru que si l’on consomme un fromage au lait pasteurisé !

Au-delà de cela, cette histoire nous confirme encore une fois qu'une information peut-être à la fois véridique et trompeuse. Elle l'est dans l'interprétation que l'on tire pour nous à la place de celle que nous devrions obtenir de notre analyse. Mais pour cela, il faut être formé. Nos amis allemands disposent d'un centre de recherche dont l'objectif principal est de favoriser la démocratie éclairée en permettant à tous les citoyens allemands de mieux interpréter les statistiques que l'on nous présente maintenant de manière quasi permanente lors que évoque le risque. Mais, ce centre de recherche a, également pour objectif de nous aider, nous les consommateurs, à prendre des décisions individuelles optimales, comme celle d'acheter des fromages au lait cru ou au lait pasteurisé en toute liberté et connaissance de cause. En France, on préférera probablement faire des lois visant à protéger le consommateur plutôt que de lui donner les capacités de faire des choix d'une manière éclairée... C'est peut-être le signe que nos hommes politiques ne croient plus à nos capacités d'intelligence.   

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